jeudi 28 mai 2020


L’oiseau de Décembre ou l’exquis gazouillis de l’Homo Simplex

             L’homme descend de l’homme, il se précède, de sorte qu’il remonte toujours à la plus haute antiquité. On a trouvé les os du premier homme, la dernière fois, dans la Corrèze. À La Chapelle-aux-Saints. Ce qui prouve que le premier homme vivait à la campagne. Ces os ont paru si anciens que certains savants pensent même qu’il s’agit de ceux de son père. À l’origine, il avait des ailes comme les poètes ou les papillons : « L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux » (c’est une information qui nous vient de Lamartine). Pascal, de même, a fort bien observé qu’il tient de l’ange et du rat d’égout : c’est ce qu’il appelle sa nature double. Avec ses ailes il s’élève jusqu’aux cieux, avec son âme de rat il fouille dans les poubelles. C’est une espèce de chauve-souris. Il est le seul, avec elle et quelques grands primates, à posséder des mamelles pectorales. Aussi Linné l’avait-il classé dans les chéiroptères. Il fallut attendre Cuvier pour le distinguer de la véritable chauve-souris. La confusion dura une cinquantaine d’années. Elle ne trompa d’ailleurs jamais le fisc.

Alexandre Vialatte, L’Oiseau du mois

dimanche 24 mai 2020


Mimétisme


Quand on lui a remis les clefs de cette maison, Gloire n’y a rien changé, préférant ne plus manifester aucun de ses goûts, qu’elle abdiquait. C’est au contraire elle-même, sa propre personne qu’elle a tâché d’y conformer, se laissant imprégner, remodeler par ce petit logement mal éclairé, médiocrement chauffé, sous perfusion d’un bourg de quatre-vingt-quinze âmes coincé entre un bras de mer et des hectares céréaliers. Face à la nappe, à la photo du maréchal de Lattre, au lieu de remplacer l’une et de retourner l’autre contre le mur, ce sont cette nappe et cette photo qu’elle a laissé retourner et changer, en elle, ce qu’elles voulaient. Plutôt que de repeindre la cuisine, Gloire a prié la cuisine de choisir la couleur de son blush-crème et de son eye-liner, dicter le choix de ses vêtements, de ses paroles et de ses intonations, définir l’angle de sa voussure.

Jean Echenoz, Les Grandes blondes

samedi 23 mai 2020


Le troquet


J’ai vu ainsi disparaître, emportés par le criminel tourbillon du modernisme à tout prix et les jetons de présence des sociétés anonymes, nombre de ces havres de paix et de franche camaraderie où dès potron-minet le tourneur sur métaux venait s’enfiler un café calva pour se donner du cœur à l’ouvrage devant la rude journée, croisant au comptoir le copain ayant terminé ses trois-huit et qui, lui, arrosait ça d’un panaché avant d’aller, fourbu, retrouver sa Joconde et se coucher. On se donnait les nouvelles du jour, celles de l’atelier, on ne tenait pas conversation, des bribes seulement ; dans le frisquet du petit matin faire des phrases était vain. Chacun n’était là que de passage, comme en transit entre deux vies, réfugié une seconde dans cet asile de calme et de sérénité, juste le temps de reprendre force pour continuer. Dans un coin le poêle ronflait fort ; d’une simple esquisse de sourire et sans mot dire la patronne quand même vous rendait foi en l’avenir.

Pierre Autin-Grenier, Friterie-Bar Brunetti

jeudi 21 mai 2020


L’oiseau d’Avril ou le chant matinal de l’Auvergnat

Le chant de l’auvergnat salue l’aurore, c’est le premier qu’on entend le matin. Il habite la forêt, les prés ou la montagne et se plaît aux lisières des champs, qu’il rectifie, à l’occasion, à son profit. Sa plume est noire, son ventre blanc, sa silhouette trapue et sa fibre serrée, sa chair, qui vieillit avec l’âge, le rend impropre à l’alimentation. Ses yeux qui luisent d’un éclat charbonneux, s’allument à la vue des choses qui brillent, ses regards perçants les voient au loin. Il les retient dans ses serres puissantes. Il les emporte dans son nid. De tous les oiseaux utiles, c’est le plus industrieux et même le seul qui fabrique du fromage. Certains ornithologues contestent l’auvergnat (Cuvier, Linné lui refusent la qualité d’oiseau), nul n’a jamais songé à lui nier son saint-nectaire.

Alexandre Vialatte, L’Oiseau du mois

mercredi 20 mai 2020


En ce temps de coronavirus, il est bon de se pencher sur la chauve-souris…

La chauve-souris est un oiseau des plus étranges. Elle ne parle pas comme l’ara, elle ne siffle pas comme le merle. On ne peut pas la mettre en cage comme le grillon ou le tigre du Bengale. Sauf la roussette qui mange la tête en bas… (les plus belles ont un mètre cinquante ; elles chantent, ou plutôt cacardent comme l’oie). Ce sont des choses qui confondent l’esprit.
La chauve-souris se marie à deux ans. Elle est impropre au labour et au trait. […] Les savants lui achètent des bagues ; elles sont faites en aluminium ; ils les lui passent à l’avant-bras (elle se met des avant-bras, comme l’impératrice Eugénie !). Ils la suivent dans ses déplacements.
La chauve-souris est composée de toutes sortes d’antitragus, de patagiums et d’uropatagiums, sans parler du propatagium et des lobes post-calcanéens, parmi lesquels une chatte ne retrouverait pas ses petits. Ce qui en rend l’étude extrêmement compliquée. De loin en loin, pourtant, au hasard scientifique des patagiums et des propatagiums, on trouve une « phalange » ou une « cuisse », une « patte postérieure », une « griffe », parfois une « mamelle pectorale », ce qui procure l’impression d’une caissière coupée en morceaux, mêlée à des bouts de cavalière et à des fragments de rat volant. Nul animal, pourtant, ne ressemble plus à l’homme, et même, à cause des mamelles pectorales, à la marquise de Pompadour. Si bien que Linné la classait pêle-mêle dans les « primates », avec le singe et l’homme moyen. Il fallut le XIXe siècle, armé de la loupe binoculaire et de tous les progrès de l’industrie, pour faire nettement la distinction. Il fallut les classements de Cuvier. Jusqu’à lui, le père de famille pouvait se demander logiquement, en face de son fils nouveau-né, s’il avait bien affaire à l’homme (l’homme de Platon, l’homme de Montaigne) ou à la pipistrelle de Kuhl. Les profanes, heureusement, grâce à leur ignorance, parvenait très bien à distinguer : ce ne fut jamais la chauve-souris qu’on eut l’idée d’envoyer à la guerre et ce fut toujours à l’homme qu’on fit payer l’impôt.

Alexandre Vialatte, « L’Oiseau de Mars ou le réveil de la Chauve-souris », L’Oiseau du mois

lundi 18 mai 2020


CHRONIQUE BIEN BELLE DU RAPHICÈRE, DES LEMMINGS ET MÊME DES MANCHOTS

Pourquoi, quand les savants parlent des animaux, ne citent-ils jamais le chien ou le cheval, ou le canard, ou le chat de gouttière, mais le raphicère, le chilognathe, le pipeau de Sumatra, que personne n’a jamais vus, ou tout au moins fréquentés beaucoup ? Je ne sais, mais de toute façon c’est plus impressionnant. On en éprouve la sensation que les choses sont plus vraies avec le raphicère. Jamais personne n’ose contredire la raphicère.
Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne (493)

dimanche 17 mai 2020


CHRONIQUE DES PLUMEAUX ET DES LIONS
Importance du plumeau.

L’homme n’est que poussière. C’est dire l’importance du plumeau. On en a raconté ou écrit cent sottises. Par exemple : « Il ne fait que déplacer la poussière. » Je voudrais savoir ce que fait un torchon ! Déplacer la poussière, depuis le commencement du monde, est la seule façon de nettoyer ! Le plumeau déplace la poussière avec une grande utilité : il la fait passer d’un endroit inaccessible à un endroit où on peut l’attraper. Cherchez à nettoyer avec un torchon sale la tranche d’un livre qui est resté vingt-cinq ans dans un grenier. Vous l’encrasserez un peu plus. J’ai essayé personnellement de la lessive et de plusieurs acides. Les résultats sont ridicules, le livre rétrécit !
Et la rainure exaspérante qui sépare l’empeigne et la semelle dans un soulier légèrement poussiéreux. Le fond du rebord de la semelle ? Avec quoi l’époussèterez-vous ? Ne répondez pas pour moi, c’est moi qui vais vous le dire : avec un plumeau extrêmement fin. Le plumeau ventile et caresse. De plus il donne à la chaussure un inégalable brillant. Quoi de plus beau que des chaussures brillantes sur les pieds d’un homme distingué ? Immobile, sur le pas de sa porte, en train de se demander s’il pleuvra.
Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne (493)

vendredi 15 mai 2020


DES GOURMANDS

Le médecin qui soignait M. de Moutlusin de Pont de Veyle fut bien encore plus cruel, car non seulement il interdit l’usage du vin à son malade, mais encore il lui prescrivit de boire de l’eau à grandes doses.
Peu de temps après le départ de l’ordonnateur, Mme de Moutlusin, jalouse d’appuyer l’ordonnance et de contribuer au retour de la santé de son mari, lui présenta un grand verre d’eau la plus belle et la plus limpide.
Le malade la reçut avec docilité, et se mit à le boire avec résignation ; mais il s’arrêta à la première gorgée, et rendant le vase à sa femme : « Prenez cela, ma chère, lui dit-il, et gardez-le pour une autre fois : j’ai toujours ouï dire qu’il ne fallait pas badiner avec les remèdes. »

Brillat-Savarin, Physiologie du goût


jeudi 14 mai 2020

Les incipit de Colette (8)


La maison était grande, coiffée d’un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contre-bas tout autour d’une cour fermée.
La Maison de Claudine
*
Qu’est-ce que tu as ?... Ne prends pas la peine, en me répondant : « Rien », de remonter courageusement tous les traits de ton visage ; l’instant d’après, les coins de ta bouche retombent, tes sourcils pèsent sur tes yeux et ton menton me fait pitié. Je le sais, moi, ce que tu as.
Le Voyage égoïste
*
« Tu vas à la pêche, Vinca ? »
D’un signe de tête hautain, la Pervenche, Vinca aux yeux couleur de pluie printanière, répondit qu’elle allait, en effet, à la pêche. Son chandail reprisé en témoignait et ses espadrilles racornies par le sel. On savait que sa jupe à carreaux bleus et verts, qui datait de trois ans et laissait voir ses genoux, appartenait à la crevette aux crabes. Et ces deux havenets sur l’épaule, et ce béret de laine hérissé et bleuâtre comme un chardon des dunes, constituaient-ils une panoplie de pêche, oui ou non ?
Le Blé en herbe

mercredi 13 mai 2020



On ne persuade pas facilement aux hommes de mettre leur raison en la place de leurs yeux. Je vois quelquefois des gens assez raisonnables pour vouloir bien croire, après mille preuves, que les planètes sont des terres ; mais ils ne le croient pas de la même façon qu’ils le croiraient, s’ils ne les avaient pas vues sous une apparence différente : il leur souvient toujours de la première idée qu’ils en ont prise, et ils n’en reviennent pas bien. Ce sont ces gens-là qui, en croyant notre opinion, semble cependant lui faire grâce, et ne la favoriser qu’à cause d’un certain plaisir que leur fait sa singularité. […]
Je suis sûr que vous ne croyez pas le mouvement de la terre autant qu’il devrait être cru […]

Bernard Le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités


DE LA GOURMANDISE

J’ai parcouru les dictionnaires au mot Gourmandise, et je n’ai point été satisfait de ce que j’y ai trouvé. Ce n’est qu’une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité : d’où j’ai conclu que les lexicographes, quoique très estimables d’ailleurs, ne sont pas de ces savants aimables qui embouchent avec grâce une aile de perdrix au suprême pour l’arroser, le petit doigt en l’air, d’un verre de vin de Lafitte ou du Clos-Vougeot. […]
Définissons don et entendons-nous.
La gourmandise est une préférence passionnée, raisonnée et habituelle pour les objets qui flattent le goût.
La gourmandise est ennemie des excès ; tout homme qui s’indigère ou s’enivre court risque d’être rayé des contrôles.
La gourmandise comprend aussi la friandise qui n’est autre que la même préférence appliquée aux mets légers, délicats, de peu de volume, aux confitures, aux pâtisseries, etc. C’est une modification introduite en faveur des femmes et des hommes qui leur ressemblent.
Sous quelque rapport qu’on envisage la gourmandise, elle ne mérite qu’éloge et encouragement.

Brillat-Savarin, Physiologie du goût

lundi 11 mai 2020


Les incipit de Colette (7)

Un mois de mai de la guerre.
L’Empyrée-Montmartre, pour jouer sa grande revue de printemps Ça gaze !, a engagé dix-huit jeunes femmes, un petit compère « faible du poumon », un tragédien octogénaire pour les rôles indispensables du Père La Victoire, du Grognard de Raffet et du général Joffre.
Mitsou
*
« Léa ! Donne-le-moi, ton collier de perles ! Tu m’entends, Léa ? Donne-moi ton collier ! »
Aucune réponse ne vint du grand lit de fer forgé et de cuivre ciselé, qui brillait dans l’ombre comme une armure.
« Pourquoi ne me le donnerais-tu pas, ton collier ? Il me va aussi bien qu’à toi et même mieux ! »
Au claquement du fermoir, les dentelles du lit s’agitèrent, deux bras nus, magnifiques, fins au poignet, élevèrent deux belles mains paresseuses.
Chéri
*
Pas de pétrole,
Pas de l’essence,
Pas de la bougie
Quel-le malheu-re !
En sautant d’un pied sur l’autre, en chantant à pleine voix, ainsi Bel-Gazou va, propageant l’expression de la triste vérité. C’est un fait : le pétrole manque à Brive et à Varetz l’essence a vécu, la bougie coûte quatre francs vingt-cinq la livre, et devient rare…
La Chambre éclairée
*

dimanche 10 mai 2020


LE VAUTOURTERELLE

Une ombre surgit sur le haut plateau. Elle danse et l’herbe sur son passage se couche. A vive allure, l’ombre évolue, comme un train dans la nuit. Soudain, elle s’immobilise. La terre tremble. Sur le plateau, chacun retient son souffle. L’ombre se fait plus précise, elle s’immobilise. Une marmotte siffle pour donner l’alerte, et ses congénères se cachent du mieux qu’elles peuvent. Les escargots rentrent leurs antennes et se précipitent dans leurs terriers. Les agneaux se blottissent sous les brebis. Les chamoiseaux glissent leur bec sous leurs sabots avant. L’ombre se rapproche. On entend le lent battement des immenses ailes. Voilà l’ombre noire immense qui recouvre le plateau.
Alors lentement, le vautourterelle se pose et cueille entre ses serres acérées un edelweiss. Car si le vautourterelle a l’envergure et la vitesse du vautour, il a la douceur et la délicatesse de la tourterelle ; et c’est pour orner son aire que le vautourterelle vient de cueillir un edelweiss.

Jacques Roubaud et Olivier Salon, Anthologie de l’OuLiPo

samedi 9 mai 2020

Quelques incipit de Marcel Aymé (3)



Il y avait, dans un village du pays d’Arbois, un vigneron nommé Félicien Guérillot qui n’aimait pas le vin.
Le Vin de Paris

Marié, père de trois enfants, Martin gagnait trois mille cinq cents francs par mois à faire des additions dans une maison de commerce de la rue Réaumur et, comme il faut bien vivre, il était également faux policier à ses moments perdus.
Le Faux policier

Il y avait à Paris, dans le quartier des Enfants-Rouges, un nommé Martin qui croyait être un balai neuf et qui aurait voulu que sa concierge l’eût en main à chaque instant.
Héloïse

vendredi 8 mai 2020

Bibliothèque


Toute bibliothèque répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières.
Un de mes amis conçut un jour le projet d’arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L’idée était la suivante : ayant, à partir d’un nombre n d’ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s’imposer de n’acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu’après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d’ouvrages reste constant et égal à 361.

Georges PEREC, Penser / Classer

jeudi 7 mai 2020


LE COMMENCEMENT

Deux grecs parlent entre eux : Socrate peut-être, et Parménide.
Mieux vaut ne jamais savoir leurs noms : l’histoire ainsi sera plus mystérieuse et plus sereine.
Le sujet de leur dialogue est abstrait. Ils évoquent parfois des mythes auxquels ni l’un ni l’autre ne croient.
Les arguments qu’ils proposent peuvent être souvent captieux et ne les mènent à rien.
Ils n’engagent pas de polémiques. Ils ne cherchent ni à persuader ni à être persuadés, ils ne songent ni à gagner ni à perdre.
Ils ne sont d’accord que sur une seule chose : ils savent que la discussion est le seul chemin possible pour parvenir à une vérité.
Affranchis du mythe et de la métaphore, ils pensent ou essaient de penser.
Jamais nous ne saurons leurs noms.
Cette conversation entre deux inconnus quelque part en Grèce est le fait capital de notre Histoire.
Ils ont oublié la prière et la magie.

Jorge Luis Borges, Atlas

mercredi 6 mai 2020


Quelques incipit de Marcel Aymé (2)


Il y avait à Montmartre un pauvre homme appelé Martin qui n’existait qu’un jour sur deux.

Le Temps mort

Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé.
Le Passe-muraille

Il y avait dans la petite ville de Nangicourt, un percepteur nommé Gauthier-Lenoir, qui avait du mal à payer ses impôts.
Le Percepteur d’épouses

Le meilleur chrétien de la rue Gabrielle comme de tout Montmartre était, en 1939, un certain M. Duperrier, homme si pieux, si juste et si charitable que Dieu, sans attendre qu’il mourût et alors qu’il était dans la force de l’âge, lui ceignit la tête d’une auréole qui ne le quittait ni jour ni nuit.
La Grâce

mardi 5 mai 2020


Médisance, calomnie et repentir de Pascal… et le long travail qu’il faut pour être bref.

Car il ne s'y faut pas tromper : on ne se moque point de Dieu, et on ne viole point impunément le commandement qu'il nous a fait dans l'Evangile, de ne point condamner notre prochain sans être bien assuré qu'il est coupable. Et ainsi, quelque profession de piété que fassent ceux qui se rendent faciles à recevoir vos mensonges, et sous quelque prétexte de dévotion qu'ils le fassent, ils doivent appréhender d'être exclus du royaume de Dieu pour ce seul crime, d'avoir imputé d'aussi grands crimes que l'hérésie et le schisme à des prêtres catholiques et à de saintes religieuses sans autres preuves que des impostures aussi grossières que les vôtres. Le démon, dit M. de Genève, est sur la langue de celui qui médit, et dans l'oreille de celui qui l'écoute. Et la médisance, dit saint Bernard, Cant. 24, est un poison qui éteint la charité en l'un et en l'autre. De sorte qu'une seule calomnie peut être mortelle à une infinité d'âmes, puisqu'elle tue non seulement ceux qui la publient, mais encore tous ceux qui ne la rejettent pas.
Mes Révérends Pères, mes Lettres n'avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d'être si étendues. Le peu de temps que j'ai eu a été cause de l'un et de l'autre. Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte. La raison qui m'a obligé de me hâter vous est mieux connue qu'à moi. Vos réponses vous réussissaient mal. Vous avez bien fait de changer de méthode ; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le monde ne dira pas que vous avez eu peur des Bénédictins.
Je viens d'apprendre que celui que tout le monde faisait auteur de vos Apologies les désavoue, et se fâche qu'on les lui attribue. Il a raison et j'ai eu tort de l'en avoir soupçonné ; car, quelque assurance qu'on m'en eût donnée, je devais penser qu'il avait trop de jugement pour croire vos impostures, et trop d'honneur pour les publier sans les croire. Il y a peu de gens du monde capables de ces excès qui vous sont propres, et qui marquent trop votre caractère, pour me rendre excusable de ne vous y avoir pas reconnus. Le bruit commun m'avait emporté : mais cette excuse, qui serait trop bonne pour vous, n'est pas suffisante pour moi, qui fais profession de ne rien dire sans preuve certaine, et qui n'en ai dit aucune que celle-là. Je m'en repens, je la désavoue, et je souhaite que vous profitiez de mon exemple.

Pascal, Provinciales, XVI          

lundi 4 mai 2020


Quelques incipit de Marcel Aymé (1)

Diogène passa la tête hors de son tonneau, vit qu’il y avait un brouillard épais sur Athènes et grommela : « Voilà la mauvaise saison, il est temps de s’en aller dans le midi. »
La Lanterne

Une année que le Bon Dieu était en vacances, le diable fit des siennes sur la terre un peu plus qu’à son habitude.
Le Diable au studio

Dans sa trente-cinquième année, le nain du cirque Barnaboum se mit à grandir.
Le Nain

Un cambrioleur mondain s’échappa une fois d’entre les pages d’un roman policier, et, après d’admirables aventures, arriva dans une toute petite ville de province.
La Clé sous le paillasson

Il y avait un romancier, son nom était Martin, qui ne pouvait pas s’empêcher de faire mourir les principaux personnages de ses livres, et même les personnages de moindre importance.
Le Romancier Martin

dimanche 3 mai 2020


Les incipit de Colette (6)

pour donner envie d'aller plus loin...

« Pour faire une bonne tournée, une tournée vraiment agréable, il faut…
- Oui je sais, il faut un nom connu, un talent consacré par la Ville lumière, voire une vedette un peu scandaleuse…
- Qui vous parle de ça ? Pour faire une bonne tournée, il faut une santé solide, une humeur à toute épreuve, des nerfs point surmenés, un estomac et un intestin bien disciplinés, et surtout cette sorte de nonchalance optimiste, ce fatalisme qui fait, d’une troupe en tournée, une caravane de pèlerins où la foi, latente, endormie, se manifeste rarement, mais suffit pourtant à les conduire, de station en station, vers le but jamais atteint, vers le repos… »
Notes de tournées
*
C’est à Flers qu’un train cahoteur et pas pressé nous jette, nous abandonne, troupe ensommeillée, bâillante et geignarde, par un après-midi de beau printemps acide, éventé de brise d’est, bleu, rayé de nuées légères, odorant de lilas à peine ouverts…
L’Envers du music-hall
*
Le peu qu’une femme puisse apercevoir d’elle-même, ce n’est pas la calme et ronde lumière d’une lampe, allumée tous les soirs sur la même table, qui le lui montre. Mais, à changer de table, de lampe et de chambre, qu’ai-je acquis ? Le soupçon, bientôt la certitude, que tous les pays vont se ressembler, si je ne trouve le secret de les renouveler, en me renouvelant, moi.
L’Entrave
*
La guerre ?... Jusqu’à la fin du mois dernier, ce n’était qu’un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l’été. Peut-être, oui, très loin, de l’autre côté de la terre, mais pas ici…
Les Heures longues
*
Je songe, penchée sur cette cuve, aux solfatares, près de Naples. Cela bout ici, fermente à peine là ; il y a des zones inertes, que l’ébullition n’a pas gagnées, qu’elle ne gagnera jamais. Un coin crépitant frémit, sursaute, comme ces places de la solfatare, où le sable, bouillant à sec, danse en grains irrités.
Dans la foule (« À la chambre des députés »)

samedi 2 mai 2020



Je ne sais pas ce qui se passe dans le Montana mais jamais personne ne m’écrit de là-bas. Bien que mettant de côté les timbres-poste originaux, lorsqu’il m’arrive d’en recevoir, je ne sui pas à proprement parler ce qu’il est convenu d’appeler un philatéliste et ce sont bien des nouvelles de quelqu’un qui habiterait le Montana qu’il me plairait de recevoir et non des vignettes griffées de l’aigle U.S. par exemple. Des timbres-poste j’en ai avec de Gaulle et Konrad Adenauer réunis pour le 25e anniversaire du traité sur la coopération franco-allemande ; un autre, de 2 francs, représente Blaise Cendrars par Modigliani ; il y a aussi un tableau d’Yves Klein sur lequel on voit cinq espèces de bonshommes bleus et boudinés danser sans doute et cela s’appelle « Anthropométrie de l’époque bleue » ; un ami, libraire à Montauban, m’a expédié un jour une carte de Cappadoce avec trois timbres marqués « Türkiye Cumhuriyeti » et décorés chacun d’un papillon différent. Des timbres, j’en ai vraiment en pagaye, des pleins tiroirs, mais des nouvelles d’un quidam qui habiterait le Montana, je n’en ai point du tout, jamais.

Pierre Autin-Grenier, « Des nouvelles du Montana », Je ne suis pas un héros

vendredi 1 mai 2020

Les incipit de Colette (5)

pour donner envie d'aller plus loin...


On répète en costumes, à l’X…, une pantomime que les communiqués prévoient « sensationnelle ». Le long des couloirs qui fleurent le plâtre et l’ammoniaque, au plus profond de l’orchestre, abîme indistinct, circulent et se hâtent d’inquiétantes larves… Rien ne marche.
Music-Halls
*
Dix heures et demie… Encore une fois je suis prête trop tôt. Mon camarade Brague, qui aida mes débuts dans la pantomime, me le reproche souvent en termes imagés :
 « Sacrée graine d’amateur, va ! T’as toujours le feu quelque part. Si on t’écoutait, on ferait son fond de teint à sept heures et demie, en brifant les hors-d’œuvre… »
La Vagabonde
*
Il semble parfois que l’on naisse. On regarde. On distingua alors une chose dont le dessous des pieds a l’air d’un as de pique. La chose dit : oua-oua. Et c’est un chien. On regarde à nouveau. L’as de pique devient un as de trèfle. La chose dit : pffffffff. Et c’est un chat.
Douze dialogues de bêtes, préface de Francis Jammes.
*
A l’heure où l’homme déchire l’homme, il semble qu’une pitié singulière l’incline vers les bêtes, pour leur rouvrir un paradis terrestre que la civilisation avait fermé. La bête innocente a le droit – elle seule – d’ignorer la guerre.
La Paix chez les bêtes
*
« Chat sacré ! Chat du Siam ! Chat royal !... » C’est bientôt dit. Là-dessus on ne me nourrit que de riz et de poisson. Le poisson est une bonne chose. Mais toujours du poisson et du riz, du riz et du poisson… Croient-ils que mes origines siamoises, peut-être aussi ma religion, me défendent de manger comme tout le monde ? Si je les écoutais…
Autres bêtes