mercredi 20 mai 2020


En ce temps de coronavirus, il est bon de se pencher sur la chauve-souris…

La chauve-souris est un oiseau des plus étranges. Elle ne parle pas comme l’ara, elle ne siffle pas comme le merle. On ne peut pas la mettre en cage comme le grillon ou le tigre du Bengale. Sauf la roussette qui mange la tête en bas… (les plus belles ont un mètre cinquante ; elles chantent, ou plutôt cacardent comme l’oie). Ce sont des choses qui confondent l’esprit.
La chauve-souris se marie à deux ans. Elle est impropre au labour et au trait. […] Les savants lui achètent des bagues ; elles sont faites en aluminium ; ils les lui passent à l’avant-bras (elle se met des avant-bras, comme l’impératrice Eugénie !). Ils la suivent dans ses déplacements.
La chauve-souris est composée de toutes sortes d’antitragus, de patagiums et d’uropatagiums, sans parler du propatagium et des lobes post-calcanéens, parmi lesquels une chatte ne retrouverait pas ses petits. Ce qui en rend l’étude extrêmement compliquée. De loin en loin, pourtant, au hasard scientifique des patagiums et des propatagiums, on trouve une « phalange » ou une « cuisse », une « patte postérieure », une « griffe », parfois une « mamelle pectorale », ce qui procure l’impression d’une caissière coupée en morceaux, mêlée à des bouts de cavalière et à des fragments de rat volant. Nul animal, pourtant, ne ressemble plus à l’homme, et même, à cause des mamelles pectorales, à la marquise de Pompadour. Si bien que Linné la classait pêle-mêle dans les « primates », avec le singe et l’homme moyen. Il fallut le XIXe siècle, armé de la loupe binoculaire et de tous les progrès de l’industrie, pour faire nettement la distinction. Il fallut les classements de Cuvier. Jusqu’à lui, le père de famille pouvait se demander logiquement, en face de son fils nouveau-né, s’il avait bien affaire à l’homme (l’homme de Platon, l’homme de Montaigne) ou à la pipistrelle de Kuhl. Les profanes, heureusement, grâce à leur ignorance, parvenait très bien à distinguer : ce ne fut jamais la chauve-souris qu’on eut l’idée d’envoyer à la guerre et ce fut toujours à l’homme qu’on fit payer l’impôt.

Alexandre Vialatte, « L’Oiseau de Mars ou le réveil de la Chauve-souris », L’Oiseau du mois

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