samedi 23 mai 2020


Le troquet


J’ai vu ainsi disparaître, emportés par le criminel tourbillon du modernisme à tout prix et les jetons de présence des sociétés anonymes, nombre de ces havres de paix et de franche camaraderie où dès potron-minet le tourneur sur métaux venait s’enfiler un café calva pour se donner du cœur à l’ouvrage devant la rude journée, croisant au comptoir le copain ayant terminé ses trois-huit et qui, lui, arrosait ça d’un panaché avant d’aller, fourbu, retrouver sa Joconde et se coucher. On se donnait les nouvelles du jour, celles de l’atelier, on ne tenait pas conversation, des bribes seulement ; dans le frisquet du petit matin faire des phrases était vain. Chacun n’était là que de passage, comme en transit entre deux vies, réfugié une seconde dans cet asile de calme et de sérénité, juste le temps de reprendre force pour continuer. Dans un coin le poêle ronflait fort ; d’une simple esquisse de sourire et sans mot dire la patronne quand même vous rendait foi en l’avenir.

Pierre Autin-Grenier, Friterie-Bar Brunetti

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