Arno Schmidt (2)
Du grand Arno Schmidt, ces « calculs »,
avant de lire Paysage lacustre avec Pocahontas ou Les Émigrants
(dans Roses & poireau, Maurice Nadeau éd.), avant d’écrire un journal ou
une autobiographie, ou encore avant de lire Monotobio, d’Éric
Chevillard, Minuit…
Une seconde « nouvelle forme de prose » résulta
pour moi de la considération suivante : que le soir on se remémore le jour
écoulé, autrement dit le « passé le plus proche » (qu’on pourrait
aussi appeler tranquillement « présent le plus éloigné ») :
a-t-on le sentiment d’un « flux narratif » des événements ? En
somme, d’un continuum ? On ne trouve absolument pas de flux narratif, même
pour ce qui est du présent. Que chacun fasse la comparaison avec la mosaïque
endommagée de sa propre journée !
Les événements de notre vie sont beaucoup plus bondissants.
Sur la ficelle de l’insignifiance, de l’ennui omniprésent, sont enfilées, comme
sur un collier de perles, de petites unités d’expériences intérieures et
extérieures. De minuit à minuit il n’y a pas du tout « un jour »,
mais « 1 440 minutes » (et parmi celles-ci il y a en a tout au
plus 50 dignes d’intérêt !)
De cette structure poreuse même de notre perception du
présent résulte une existence pleine de trous - : sa restitution au moyen
d’un procédé littéraire adéquat fut, en son temps, pour moi, l’occasion de
commencer une deuxième série de recherches […]. Le sens de cette « deuxième »
forme est donc celui-ci : mettre à la place de la chère fiction
d’autrefois d’un « déroulement continu de l’action » une structure de
prose plus conforme aux modes de l’expérience humaine et qui, si elle est plus
maigre, est aussi plus nerveuse.
(Je mets particulièrement en garde contre la présomption qui
ferait prononcer le mot « décadence », mot qui est toujours au bord
des lèvres du bourgeois ; par mes techniques précises,
« impitoyables », je replace plutôt, à mon avis, notre appareil
sensoriel incomplet à sa juste place biologique. A coup sûr, la douce illusion
d’une « image de Dieu », singulière et supérieure, est par là encore
une fois réduite à néant ; l’aimable mystification qu’est l’idée d’une vie
sans interruption, bien remplie (comme celle dont Goethe fait étalage avec un
affairement si pénible dans ses entretiens avec Eckermann) ne tient absolument
pas compte de la réalité. Ma prose est précisément l’expression nette et économique
du fait que notre mémoire, qui est un crible complaisant, laisse échapper tant
et tant de chose.)
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