vendredi 17 avril 2020


La Peste             



             En 1347, la Peste Noire, double, triple calamité, surprenait une Europe qui avait totalement oublié ce fléau depuis les violentes, mais fort lointaines épidémies des VIe, VIIe et VIIIe siècles. Elle apparaît alors comme un mal totalement nouveau. Guy de Chauliac, célèbre chirurgien du pape Clément VI, à Avignon, écrivait qu’il n’avait jamais existé pareille épidémie. Car celles qu’on avait connues jusque-là « n’occupèrent qu’une région, celle-ci tout le monde, celles-là étaient remédiables en quelqu’un, celle-ci en nul ». A la Peste Noire de 1347-1350 n’échapperont, en effet, et jusqu’à un certain point seulement, que quelques zones intérieures de l’Europe orientale et, en Occident, le Béarn, le Rouergue, la Lombardie, les Pays-Bas, c’est-à-dire des régions que protégèrent les unes leur isolement, à l’écart des grandes routes que suivit l’épidémie, les autres la prospérité exceptionnelle de populations mieux nourries, donc plus résistantes.
             Les ravages furent sans commune mesure avec ce qu’avaient provoqué les maladies ordinaires, cependant amplifiées depuis plusieurs décennies par les difficultés économiques. En France, la première poussée (1348-1349), qui traversa le pays en son entier, du sud au nord, fut désastreuse : selon les lieux, le quart, le tiers, la moitié, parfois 80 ou 90 % de la population disparurent. La terreur submergea la France, submergea l’Europe. La peste n’allait plus quitter l’Occident ; elle ne cessera d’y aller et d’y venir, de s’effacer ici pour réapparaître là, puis revenir sur ses pas. Un nouveau cycle de sa virulence s’ouvrait, avec à peu près les mêmes traits que celui qui s’était amorcé un millénaire plus tôt.
             Si l’on suit les relevés minutieux du docteur Biraben, il semblerait, au premier abord, que l’épidémie ait été quasi ininterrompue jusqu’en 1670, année qui marqua un arrêt complet (la cruelle épidémie marseillaise de 1720-1722, cinquante ans plus tard, ne touchera que le Sud de la France, réinfesté une fois de plus par voie maritime). En réalité, c’est par poussées intermittentes, coupées d’arrêts et de rémissions, que la maladie frappe, tous les cinq, huit ou dix ans, et en se déplaçant. Sauf en 1629-1636, elle ne met plus jamais en cause, dans le même temps, l’ensemble de notre territoire. Mais elle y tourne sans répit, comme une bête en cage. Cependant, ses méfaits s’atténuent avec le temps : au cours du XVIIe siècle, en moyenne, elle n’aurait augmenté les décès que de 5 à 6 %. Enfin, sans qu’on puisse expliquer pourquoi, elle disparaît complètement de l’Europe au XVIIIe siècle, comme elle l’avait fait six cents ans plus tôt, après avoir sévi des siècles durant. Soit une répétition surprenante d’un même processus. Voilà qui incite à ne pas grossir à l’excès le rôle, pourtant efficace à nos yeux, des mesures sévères d’isolement des villes ou des régions contaminées. L’histoire de la peste semble obéir à un cycle de longue durée.
Fernand Braudel, L’Identité de la France, Les Hommes et les choses


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