dimanche 11 octobre 2020

Herman Melville

 Ces textes ont été écrits entre 1858 et 1860, aux Etats Unis.

"Les Mers du Sud"

    Finalement le résultat de la civilisation, dans les Iles Sandwich et ailleurs, se trouve être productif pour les civilisateurs, destructeurs pour les civilisés. On dit qu'il y a compensation, un mot très philosophique, mais cela ressemble fortement au vieil adage : "Tu perds, je gagne" : bonne philosophie pour le vainqueur.

"Le Voyage"

    Pour ce qui est des bienfaits du voyage : en premier lieu débarrassez-vous de quelques préjugés. [...]

Celui qui a des préjugés sur la couleur de la peau découvre plusieurs centaines de millions de personnes de toutes les nuances de couleurs possibles, de tous les degrés d'intelligence, de tous les niveaux et milieux sociaux, des généraux, des juges, des prêtres, des rois, et apprend à renoncer à son stupide préjugé.

à bord, Finitude, 2004 (traduction Guy Chain)

lundi 17 août 2020

André Dhôtel

 Hector Joras est propriétaire du château de Marcoux et de la scierie.

"Hector [...] s'était engagé dans une politique socialiste modérée [...]

Par ailleurs, Hector Joras s'intéressait aux conditions d'hygiène de l'ouvrier (comme on dit le lion ou la panthère), mais on prétendait que c'était sa femme qui composait ses discours et ses articles." 

André Dhôtel, L'Homme de la scierie

vendredi 31 juillet 2020

Balzac

Après l'argent, le pouvoir...


- Bravo ! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d'impertinence. Vous êtes des nôtres ! Messieurs, buvons à la puissance de l'or. M. de Valentin, devenu six fois millionnaire, arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui, désormais, LES FRANÇAIS SONT EGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête de la Charte. Il n'obéira plus aux lois, les lois lui obéiront. Il n'y a pas d'échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires !

Balzac, La Peau de chagrin


lundi 27 juillet 2020

Balzac

Victor Hugo le disait le 21 août 1850, lors des funérailles de Balzac :
"A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires."

Il se voulait clérical, légitimiste, il a inspiré les progressistes du monde entier en peignant la société du XIXème siècle, société de l'argent, qui est encore la nôtre.


"Hélas! nous ne manquons jamais d'argent pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles et nécessaires. Nous jetons l'or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le payement d'un mémoire. [...] Il semble que nous n'achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité."
Balzac, La Peau de chagrin



mardi 21 juillet 2020



(... à la suite de quoi il (celui qu'on avait ainsi chassé de chez lui) avait compris ce que d'ordinaire les gens ont quelque peine à admettre, à savoir que le droit n'est pas une question de morale ou de justice discutée par des philosophes et appliquée par des parlementaires ou des assemblées mais, en fait, une simple affaire de conventions et que la seule légalité conforme à la nature des choses consiste à posséder un revolver en face de quelqu'un qui n'en possède pas)

Claude Simon, Les Géorgiques, IVe partie (la guerre d'Espagne)

vendredi 5 juin 2020

Je crois au pouvoir de la douleur...


Rien n’est plus normal au bout du compte que la douleur. L’étrange est parfois qu’on l’oublie. D’avoir goûté à cet état d’inconscience donne à la plupart des gens le sentiment qu’il est naturel, et que la conscience du mal qu’on porte en soi tout au contraire est une maladie qu’il faut chasser. D’où ces cris, ces protestations que je rencontre quand je parle suivant mon triste cœur, cette prétention qu’on a de m’imposer comme un devoir un perpétuel optimisme. Je ne connais rien de plus cruel en ce bas monde que les optimistes de décision. Ce sont des êtres d’une méchanceté tapageuse, et dont on jurerait qu’ils se sont donné pour mission d’imposer le règne aveugle de la sottise. On me dit le plus souvent que l’optimisme est un devoir, parce que si nous voulons changer le monde, il faut croire d’abord que c’est possible. […] Je sais cependant que si vous voulez changer le monde, vous ne le ferez pas sans l’aide puissante de ceux qui ne se sont pas fait pour règle de conduite la pratique d’avance décidée de l’aveuglement. Je crois au pouvoir de la douleur, de la blessure et du désespoir. Laissez, laissez aux pédagogues du tout va bien cette philosophie que tout dément dans la pratique de la vie. Il y a, croyez-moi, dans les défaites plus de force pour l’avenir que dans bien des victoires qui se résument le plus souvent qu’à de stupides claironnements. C’est de leur malheur que peut fleurir l’avenir des hommes, et non pas du contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis.

Aragon, La Valse des adieux

lundi 1 juin 2020

Menottés au temps...


Puis il [Personnettaz] jette un coup d’œil sur sa montre et Jouve, par contagion, regarde aussi la sienne et, dans un mouvement d’ensemble, Donatienne et Geneviève consultent également la leur. Tous en effet portent des montres ; tous, le plus tôt possible, à l’occasion d’un examen, d’un anniversaire ou d’une fête civile ou religieuse, ont été menottés au temps ; tous observent à quelques secondes près le même phénomène de bientôt quatre heures vingt. Personnettaz dit qu’on s’en va. On s’en va.

Jean Echenoz, Les Grandes blondes

jeudi 28 mai 2020


L’oiseau de Décembre ou l’exquis gazouillis de l’Homo Simplex

             L’homme descend de l’homme, il se précède, de sorte qu’il remonte toujours à la plus haute antiquité. On a trouvé les os du premier homme, la dernière fois, dans la Corrèze. À La Chapelle-aux-Saints. Ce qui prouve que le premier homme vivait à la campagne. Ces os ont paru si anciens que certains savants pensent même qu’il s’agit de ceux de son père. À l’origine, il avait des ailes comme les poètes ou les papillons : « L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux » (c’est une information qui nous vient de Lamartine). Pascal, de même, a fort bien observé qu’il tient de l’ange et du rat d’égout : c’est ce qu’il appelle sa nature double. Avec ses ailes il s’élève jusqu’aux cieux, avec son âme de rat il fouille dans les poubelles. C’est une espèce de chauve-souris. Il est le seul, avec elle et quelques grands primates, à posséder des mamelles pectorales. Aussi Linné l’avait-il classé dans les chéiroptères. Il fallut attendre Cuvier pour le distinguer de la véritable chauve-souris. La confusion dura une cinquantaine d’années. Elle ne trompa d’ailleurs jamais le fisc.

Alexandre Vialatte, L’Oiseau du mois

dimanche 24 mai 2020


Mimétisme


Quand on lui a remis les clefs de cette maison, Gloire n’y a rien changé, préférant ne plus manifester aucun de ses goûts, qu’elle abdiquait. C’est au contraire elle-même, sa propre personne qu’elle a tâché d’y conformer, se laissant imprégner, remodeler par ce petit logement mal éclairé, médiocrement chauffé, sous perfusion d’un bourg de quatre-vingt-quinze âmes coincé entre un bras de mer et des hectares céréaliers. Face à la nappe, à la photo du maréchal de Lattre, au lieu de remplacer l’une et de retourner l’autre contre le mur, ce sont cette nappe et cette photo qu’elle a laissé retourner et changer, en elle, ce qu’elles voulaient. Plutôt que de repeindre la cuisine, Gloire a prié la cuisine de choisir la couleur de son blush-crème et de son eye-liner, dicter le choix de ses vêtements, de ses paroles et de ses intonations, définir l’angle de sa voussure.

Jean Echenoz, Les Grandes blondes

samedi 23 mai 2020


Le troquet


J’ai vu ainsi disparaître, emportés par le criminel tourbillon du modernisme à tout prix et les jetons de présence des sociétés anonymes, nombre de ces havres de paix et de franche camaraderie où dès potron-minet le tourneur sur métaux venait s’enfiler un café calva pour se donner du cœur à l’ouvrage devant la rude journée, croisant au comptoir le copain ayant terminé ses trois-huit et qui, lui, arrosait ça d’un panaché avant d’aller, fourbu, retrouver sa Joconde et se coucher. On se donnait les nouvelles du jour, celles de l’atelier, on ne tenait pas conversation, des bribes seulement ; dans le frisquet du petit matin faire des phrases était vain. Chacun n’était là que de passage, comme en transit entre deux vies, réfugié une seconde dans cet asile de calme et de sérénité, juste le temps de reprendre force pour continuer. Dans un coin le poêle ronflait fort ; d’une simple esquisse de sourire et sans mot dire la patronne quand même vous rendait foi en l’avenir.

Pierre Autin-Grenier, Friterie-Bar Brunetti

jeudi 21 mai 2020


L’oiseau d’Avril ou le chant matinal de l’Auvergnat

Le chant de l’auvergnat salue l’aurore, c’est le premier qu’on entend le matin. Il habite la forêt, les prés ou la montagne et se plaît aux lisières des champs, qu’il rectifie, à l’occasion, à son profit. Sa plume est noire, son ventre blanc, sa silhouette trapue et sa fibre serrée, sa chair, qui vieillit avec l’âge, le rend impropre à l’alimentation. Ses yeux qui luisent d’un éclat charbonneux, s’allument à la vue des choses qui brillent, ses regards perçants les voient au loin. Il les retient dans ses serres puissantes. Il les emporte dans son nid. De tous les oiseaux utiles, c’est le plus industrieux et même le seul qui fabrique du fromage. Certains ornithologues contestent l’auvergnat (Cuvier, Linné lui refusent la qualité d’oiseau), nul n’a jamais songé à lui nier son saint-nectaire.

Alexandre Vialatte, L’Oiseau du mois

mercredi 20 mai 2020


En ce temps de coronavirus, il est bon de se pencher sur la chauve-souris…

La chauve-souris est un oiseau des plus étranges. Elle ne parle pas comme l’ara, elle ne siffle pas comme le merle. On ne peut pas la mettre en cage comme le grillon ou le tigre du Bengale. Sauf la roussette qui mange la tête en bas… (les plus belles ont un mètre cinquante ; elles chantent, ou plutôt cacardent comme l’oie). Ce sont des choses qui confondent l’esprit.
La chauve-souris se marie à deux ans. Elle est impropre au labour et au trait. […] Les savants lui achètent des bagues ; elles sont faites en aluminium ; ils les lui passent à l’avant-bras (elle se met des avant-bras, comme l’impératrice Eugénie !). Ils la suivent dans ses déplacements.
La chauve-souris est composée de toutes sortes d’antitragus, de patagiums et d’uropatagiums, sans parler du propatagium et des lobes post-calcanéens, parmi lesquels une chatte ne retrouverait pas ses petits. Ce qui en rend l’étude extrêmement compliquée. De loin en loin, pourtant, au hasard scientifique des patagiums et des propatagiums, on trouve une « phalange » ou une « cuisse », une « patte postérieure », une « griffe », parfois une « mamelle pectorale », ce qui procure l’impression d’une caissière coupée en morceaux, mêlée à des bouts de cavalière et à des fragments de rat volant. Nul animal, pourtant, ne ressemble plus à l’homme, et même, à cause des mamelles pectorales, à la marquise de Pompadour. Si bien que Linné la classait pêle-mêle dans les « primates », avec le singe et l’homme moyen. Il fallut le XIXe siècle, armé de la loupe binoculaire et de tous les progrès de l’industrie, pour faire nettement la distinction. Il fallut les classements de Cuvier. Jusqu’à lui, le père de famille pouvait se demander logiquement, en face de son fils nouveau-né, s’il avait bien affaire à l’homme (l’homme de Platon, l’homme de Montaigne) ou à la pipistrelle de Kuhl. Les profanes, heureusement, grâce à leur ignorance, parvenait très bien à distinguer : ce ne fut jamais la chauve-souris qu’on eut l’idée d’envoyer à la guerre et ce fut toujours à l’homme qu’on fit payer l’impôt.

Alexandre Vialatte, « L’Oiseau de Mars ou le réveil de la Chauve-souris », L’Oiseau du mois

lundi 18 mai 2020


CHRONIQUE BIEN BELLE DU RAPHICÈRE, DES LEMMINGS ET MÊME DES MANCHOTS

Pourquoi, quand les savants parlent des animaux, ne citent-ils jamais le chien ou le cheval, ou le canard, ou le chat de gouttière, mais le raphicère, le chilognathe, le pipeau de Sumatra, que personne n’a jamais vus, ou tout au moins fréquentés beaucoup ? Je ne sais, mais de toute façon c’est plus impressionnant. On en éprouve la sensation que les choses sont plus vraies avec le raphicère. Jamais personne n’ose contredire la raphicère.
Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne (493)

dimanche 17 mai 2020


CHRONIQUE DES PLUMEAUX ET DES LIONS
Importance du plumeau.

L’homme n’est que poussière. C’est dire l’importance du plumeau. On en a raconté ou écrit cent sottises. Par exemple : « Il ne fait que déplacer la poussière. » Je voudrais savoir ce que fait un torchon ! Déplacer la poussière, depuis le commencement du monde, est la seule façon de nettoyer ! Le plumeau déplace la poussière avec une grande utilité : il la fait passer d’un endroit inaccessible à un endroit où on peut l’attraper. Cherchez à nettoyer avec un torchon sale la tranche d’un livre qui est resté vingt-cinq ans dans un grenier. Vous l’encrasserez un peu plus. J’ai essayé personnellement de la lessive et de plusieurs acides. Les résultats sont ridicules, le livre rétrécit !
Et la rainure exaspérante qui sépare l’empeigne et la semelle dans un soulier légèrement poussiéreux. Le fond du rebord de la semelle ? Avec quoi l’époussèterez-vous ? Ne répondez pas pour moi, c’est moi qui vais vous le dire : avec un plumeau extrêmement fin. Le plumeau ventile et caresse. De plus il donne à la chaussure un inégalable brillant. Quoi de plus beau que des chaussures brillantes sur les pieds d’un homme distingué ? Immobile, sur le pas de sa porte, en train de se demander s’il pleuvra.
Alexandre Vialatte, Chroniques de La Montagne (493)

vendredi 15 mai 2020


DES GOURMANDS

Le médecin qui soignait M. de Moutlusin de Pont de Veyle fut bien encore plus cruel, car non seulement il interdit l’usage du vin à son malade, mais encore il lui prescrivit de boire de l’eau à grandes doses.
Peu de temps après le départ de l’ordonnateur, Mme de Moutlusin, jalouse d’appuyer l’ordonnance et de contribuer au retour de la santé de son mari, lui présenta un grand verre d’eau la plus belle et la plus limpide.
Le malade la reçut avec docilité, et se mit à le boire avec résignation ; mais il s’arrêta à la première gorgée, et rendant le vase à sa femme : « Prenez cela, ma chère, lui dit-il, et gardez-le pour une autre fois : j’ai toujours ouï dire qu’il ne fallait pas badiner avec les remèdes. »

Brillat-Savarin, Physiologie du goût


jeudi 14 mai 2020

Les incipit de Colette (8)


La maison était grande, coiffée d’un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contre-bas tout autour d’une cour fermée.
La Maison de Claudine
*
Qu’est-ce que tu as ?... Ne prends pas la peine, en me répondant : « Rien », de remonter courageusement tous les traits de ton visage ; l’instant d’après, les coins de ta bouche retombent, tes sourcils pèsent sur tes yeux et ton menton me fait pitié. Je le sais, moi, ce que tu as.
Le Voyage égoïste
*
« Tu vas à la pêche, Vinca ? »
D’un signe de tête hautain, la Pervenche, Vinca aux yeux couleur de pluie printanière, répondit qu’elle allait, en effet, à la pêche. Son chandail reprisé en témoignait et ses espadrilles racornies par le sel. On savait que sa jupe à carreaux bleus et verts, qui datait de trois ans et laissait voir ses genoux, appartenait à la crevette aux crabes. Et ces deux havenets sur l’épaule, et ce béret de laine hérissé et bleuâtre comme un chardon des dunes, constituaient-ils une panoplie de pêche, oui ou non ?
Le Blé en herbe

mercredi 13 mai 2020



On ne persuade pas facilement aux hommes de mettre leur raison en la place de leurs yeux. Je vois quelquefois des gens assez raisonnables pour vouloir bien croire, après mille preuves, que les planètes sont des terres ; mais ils ne le croient pas de la même façon qu’ils le croiraient, s’ils ne les avaient pas vues sous une apparence différente : il leur souvient toujours de la première idée qu’ils en ont prise, et ils n’en reviennent pas bien. Ce sont ces gens-là qui, en croyant notre opinion, semble cependant lui faire grâce, et ne la favoriser qu’à cause d’un certain plaisir que leur fait sa singularité. […]
Je suis sûr que vous ne croyez pas le mouvement de la terre autant qu’il devrait être cru […]

Bernard Le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes habités


DE LA GOURMANDISE

J’ai parcouru les dictionnaires au mot Gourmandise, et je n’ai point été satisfait de ce que j’y ai trouvé. Ce n’est qu’une confusion perpétuelle de la gourmandise proprement dite avec la gloutonnerie et la voracité : d’où j’ai conclu que les lexicographes, quoique très estimables d’ailleurs, ne sont pas de ces savants aimables qui embouchent avec grâce une aile de perdrix au suprême pour l’arroser, le petit doigt en l’air, d’un verre de vin de Lafitte ou du Clos-Vougeot. […]
Définissons don et entendons-nous.
La gourmandise est une préférence passionnée, raisonnée et habituelle pour les objets qui flattent le goût.
La gourmandise est ennemie des excès ; tout homme qui s’indigère ou s’enivre court risque d’être rayé des contrôles.
La gourmandise comprend aussi la friandise qui n’est autre que la même préférence appliquée aux mets légers, délicats, de peu de volume, aux confitures, aux pâtisseries, etc. C’est une modification introduite en faveur des femmes et des hommes qui leur ressemblent.
Sous quelque rapport qu’on envisage la gourmandise, elle ne mérite qu’éloge et encouragement.

Brillat-Savarin, Physiologie du goût

lundi 11 mai 2020


Les incipit de Colette (7)

Un mois de mai de la guerre.
L’Empyrée-Montmartre, pour jouer sa grande revue de printemps Ça gaze !, a engagé dix-huit jeunes femmes, un petit compère « faible du poumon », un tragédien octogénaire pour les rôles indispensables du Père La Victoire, du Grognard de Raffet et du général Joffre.
Mitsou
*
« Léa ! Donne-le-moi, ton collier de perles ! Tu m’entends, Léa ? Donne-moi ton collier ! »
Aucune réponse ne vint du grand lit de fer forgé et de cuivre ciselé, qui brillait dans l’ombre comme une armure.
« Pourquoi ne me le donnerais-tu pas, ton collier ? Il me va aussi bien qu’à toi et même mieux ! »
Au claquement du fermoir, les dentelles du lit s’agitèrent, deux bras nus, magnifiques, fins au poignet, élevèrent deux belles mains paresseuses.
Chéri
*
Pas de pétrole,
Pas de l’essence,
Pas de la bougie
Quel-le malheu-re !
En sautant d’un pied sur l’autre, en chantant à pleine voix, ainsi Bel-Gazou va, propageant l’expression de la triste vérité. C’est un fait : le pétrole manque à Brive et à Varetz l’essence a vécu, la bougie coûte quatre francs vingt-cinq la livre, et devient rare…
La Chambre éclairée
*

dimanche 10 mai 2020


LE VAUTOURTERELLE

Une ombre surgit sur le haut plateau. Elle danse et l’herbe sur son passage se couche. A vive allure, l’ombre évolue, comme un train dans la nuit. Soudain, elle s’immobilise. La terre tremble. Sur le plateau, chacun retient son souffle. L’ombre se fait plus précise, elle s’immobilise. Une marmotte siffle pour donner l’alerte, et ses congénères se cachent du mieux qu’elles peuvent. Les escargots rentrent leurs antennes et se précipitent dans leurs terriers. Les agneaux se blottissent sous les brebis. Les chamoiseaux glissent leur bec sous leurs sabots avant. L’ombre se rapproche. On entend le lent battement des immenses ailes. Voilà l’ombre noire immense qui recouvre le plateau.
Alors lentement, le vautourterelle se pose et cueille entre ses serres acérées un edelweiss. Car si le vautourterelle a l’envergure et la vitesse du vautour, il a la douceur et la délicatesse de la tourterelle ; et c’est pour orner son aire que le vautourterelle vient de cueillir un edelweiss.

Jacques Roubaud et Olivier Salon, Anthologie de l’OuLiPo

samedi 9 mai 2020

Quelques incipit de Marcel Aymé (3)



Il y avait, dans un village du pays d’Arbois, un vigneron nommé Félicien Guérillot qui n’aimait pas le vin.
Le Vin de Paris

Marié, père de trois enfants, Martin gagnait trois mille cinq cents francs par mois à faire des additions dans une maison de commerce de la rue Réaumur et, comme il faut bien vivre, il était également faux policier à ses moments perdus.
Le Faux policier

Il y avait à Paris, dans le quartier des Enfants-Rouges, un nommé Martin qui croyait être un balai neuf et qui aurait voulu que sa concierge l’eût en main à chaque instant.
Héloïse

vendredi 8 mai 2020

Bibliothèque


Toute bibliothèque répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières.
Un de mes amis conçut un jour le projet d’arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L’idée était la suivante : ayant, à partir d’un nombre n d’ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s’imposer de n’acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu’après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d’ouvrages reste constant et égal à 361.

Georges PEREC, Penser / Classer

jeudi 7 mai 2020


LE COMMENCEMENT

Deux grecs parlent entre eux : Socrate peut-être, et Parménide.
Mieux vaut ne jamais savoir leurs noms : l’histoire ainsi sera plus mystérieuse et plus sereine.
Le sujet de leur dialogue est abstrait. Ils évoquent parfois des mythes auxquels ni l’un ni l’autre ne croient.
Les arguments qu’ils proposent peuvent être souvent captieux et ne les mènent à rien.
Ils n’engagent pas de polémiques. Ils ne cherchent ni à persuader ni à être persuadés, ils ne songent ni à gagner ni à perdre.
Ils ne sont d’accord que sur une seule chose : ils savent que la discussion est le seul chemin possible pour parvenir à une vérité.
Affranchis du mythe et de la métaphore, ils pensent ou essaient de penser.
Jamais nous ne saurons leurs noms.
Cette conversation entre deux inconnus quelque part en Grèce est le fait capital de notre Histoire.
Ils ont oublié la prière et la magie.

Jorge Luis Borges, Atlas

mercredi 6 mai 2020


Quelques incipit de Marcel Aymé (2)


Il y avait à Montmartre un pauvre homme appelé Martin qui n’existait qu’un jour sur deux.

Le Temps mort

Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé.
Le Passe-muraille

Il y avait dans la petite ville de Nangicourt, un percepteur nommé Gauthier-Lenoir, qui avait du mal à payer ses impôts.
Le Percepteur d’épouses

Le meilleur chrétien de la rue Gabrielle comme de tout Montmartre était, en 1939, un certain M. Duperrier, homme si pieux, si juste et si charitable que Dieu, sans attendre qu’il mourût et alors qu’il était dans la force de l’âge, lui ceignit la tête d’une auréole qui ne le quittait ni jour ni nuit.
La Grâce

mardi 5 mai 2020


Médisance, calomnie et repentir de Pascal… et le long travail qu’il faut pour être bref.

Car il ne s'y faut pas tromper : on ne se moque point de Dieu, et on ne viole point impunément le commandement qu'il nous a fait dans l'Evangile, de ne point condamner notre prochain sans être bien assuré qu'il est coupable. Et ainsi, quelque profession de piété que fassent ceux qui se rendent faciles à recevoir vos mensonges, et sous quelque prétexte de dévotion qu'ils le fassent, ils doivent appréhender d'être exclus du royaume de Dieu pour ce seul crime, d'avoir imputé d'aussi grands crimes que l'hérésie et le schisme à des prêtres catholiques et à de saintes religieuses sans autres preuves que des impostures aussi grossières que les vôtres. Le démon, dit M. de Genève, est sur la langue de celui qui médit, et dans l'oreille de celui qui l'écoute. Et la médisance, dit saint Bernard, Cant. 24, est un poison qui éteint la charité en l'un et en l'autre. De sorte qu'une seule calomnie peut être mortelle à une infinité d'âmes, puisqu'elle tue non seulement ceux qui la publient, mais encore tous ceux qui ne la rejettent pas.
Mes Révérends Pères, mes Lettres n'avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d'être si étendues. Le peu de temps que j'ai eu a été cause de l'un et de l'autre. Je n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte. La raison qui m'a obligé de me hâter vous est mieux connue qu'à moi. Vos réponses vous réussissaient mal. Vous avez bien fait de changer de méthode ; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le monde ne dira pas que vous avez eu peur des Bénédictins.
Je viens d'apprendre que celui que tout le monde faisait auteur de vos Apologies les désavoue, et se fâche qu'on les lui attribue. Il a raison et j'ai eu tort de l'en avoir soupçonné ; car, quelque assurance qu'on m'en eût donnée, je devais penser qu'il avait trop de jugement pour croire vos impostures, et trop d'honneur pour les publier sans les croire. Il y a peu de gens du monde capables de ces excès qui vous sont propres, et qui marquent trop votre caractère, pour me rendre excusable de ne vous y avoir pas reconnus. Le bruit commun m'avait emporté : mais cette excuse, qui serait trop bonne pour vous, n'est pas suffisante pour moi, qui fais profession de ne rien dire sans preuve certaine, et qui n'en ai dit aucune que celle-là. Je m'en repens, je la désavoue, et je souhaite que vous profitiez de mon exemple.

Pascal, Provinciales, XVI          

lundi 4 mai 2020


Quelques incipit de Marcel Aymé (1)

Diogène passa la tête hors de son tonneau, vit qu’il y avait un brouillard épais sur Athènes et grommela : « Voilà la mauvaise saison, il est temps de s’en aller dans le midi. »
La Lanterne

Une année que le Bon Dieu était en vacances, le diable fit des siennes sur la terre un peu plus qu’à son habitude.
Le Diable au studio

Dans sa trente-cinquième année, le nain du cirque Barnaboum se mit à grandir.
Le Nain

Un cambrioleur mondain s’échappa une fois d’entre les pages d’un roman policier, et, après d’admirables aventures, arriva dans une toute petite ville de province.
La Clé sous le paillasson

Il y avait un romancier, son nom était Martin, qui ne pouvait pas s’empêcher de faire mourir les principaux personnages de ses livres, et même les personnages de moindre importance.
Le Romancier Martin

dimanche 3 mai 2020


Les incipit de Colette (6)

pour donner envie d'aller plus loin...

« Pour faire une bonne tournée, une tournée vraiment agréable, il faut…
- Oui je sais, il faut un nom connu, un talent consacré par la Ville lumière, voire une vedette un peu scandaleuse…
- Qui vous parle de ça ? Pour faire une bonne tournée, il faut une santé solide, une humeur à toute épreuve, des nerfs point surmenés, un estomac et un intestin bien disciplinés, et surtout cette sorte de nonchalance optimiste, ce fatalisme qui fait, d’une troupe en tournée, une caravane de pèlerins où la foi, latente, endormie, se manifeste rarement, mais suffit pourtant à les conduire, de station en station, vers le but jamais atteint, vers le repos… »
Notes de tournées
*
C’est à Flers qu’un train cahoteur et pas pressé nous jette, nous abandonne, troupe ensommeillée, bâillante et geignarde, par un après-midi de beau printemps acide, éventé de brise d’est, bleu, rayé de nuées légères, odorant de lilas à peine ouverts…
L’Envers du music-hall
*
Le peu qu’une femme puisse apercevoir d’elle-même, ce n’est pas la calme et ronde lumière d’une lampe, allumée tous les soirs sur la même table, qui le lui montre. Mais, à changer de table, de lampe et de chambre, qu’ai-je acquis ? Le soupçon, bientôt la certitude, que tous les pays vont se ressembler, si je ne trouve le secret de les renouveler, en me renouvelant, moi.
L’Entrave
*
La guerre ?... Jusqu’à la fin du mois dernier, ce n’était qu’un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l’été. Peut-être, oui, très loin, de l’autre côté de la terre, mais pas ici…
Les Heures longues
*
Je songe, penchée sur cette cuve, aux solfatares, près de Naples. Cela bout ici, fermente à peine là ; il y a des zones inertes, que l’ébullition n’a pas gagnées, qu’elle ne gagnera jamais. Un coin crépitant frémit, sursaute, comme ces places de la solfatare, où le sable, bouillant à sec, danse en grains irrités.
Dans la foule (« À la chambre des députés »)

samedi 2 mai 2020



Je ne sais pas ce qui se passe dans le Montana mais jamais personne ne m’écrit de là-bas. Bien que mettant de côté les timbres-poste originaux, lorsqu’il m’arrive d’en recevoir, je ne sui pas à proprement parler ce qu’il est convenu d’appeler un philatéliste et ce sont bien des nouvelles de quelqu’un qui habiterait le Montana qu’il me plairait de recevoir et non des vignettes griffées de l’aigle U.S. par exemple. Des timbres-poste j’en ai avec de Gaulle et Konrad Adenauer réunis pour le 25e anniversaire du traité sur la coopération franco-allemande ; un autre, de 2 francs, représente Blaise Cendrars par Modigliani ; il y a aussi un tableau d’Yves Klein sur lequel on voit cinq espèces de bonshommes bleus et boudinés danser sans doute et cela s’appelle « Anthropométrie de l’époque bleue » ; un ami, libraire à Montauban, m’a expédié un jour une carte de Cappadoce avec trois timbres marqués « Türkiye Cumhuriyeti » et décorés chacun d’un papillon différent. Des timbres, j’en ai vraiment en pagaye, des pleins tiroirs, mais des nouvelles d’un quidam qui habiterait le Montana, je n’en ai point du tout, jamais.

Pierre Autin-Grenier, « Des nouvelles du Montana », Je ne suis pas un héros

vendredi 1 mai 2020

Les incipit de Colette (5)

pour donner envie d'aller plus loin...


On répète en costumes, à l’X…, une pantomime que les communiqués prévoient « sensationnelle ». Le long des couloirs qui fleurent le plâtre et l’ammoniaque, au plus profond de l’orchestre, abîme indistinct, circulent et se hâtent d’inquiétantes larves… Rien ne marche.
Music-Halls
*
Dix heures et demie… Encore une fois je suis prête trop tôt. Mon camarade Brague, qui aida mes débuts dans la pantomime, me le reproche souvent en termes imagés :
 « Sacrée graine d’amateur, va ! T’as toujours le feu quelque part. Si on t’écoutait, on ferait son fond de teint à sept heures et demie, en brifant les hors-d’œuvre… »
La Vagabonde
*
Il semble parfois que l’on naisse. On regarde. On distingua alors une chose dont le dessous des pieds a l’air d’un as de pique. La chose dit : oua-oua. Et c’est un chien. On regarde à nouveau. L’as de pique devient un as de trèfle. La chose dit : pffffffff. Et c’est un chat.
Douze dialogues de bêtes, préface de Francis Jammes.
*
A l’heure où l’homme déchire l’homme, il semble qu’une pitié singulière l’incline vers les bêtes, pour leur rouvrir un paradis terrestre que la civilisation avait fermé. La bête innocente a le droit – elle seule – d’ignorer la guerre.
La Paix chez les bêtes
*
« Chat sacré ! Chat du Siam ! Chat royal !... » C’est bientôt dit. Là-dessus on ne me nourrit que de riz et de poisson. Le poisson est une bonne chose. Mais toujours du poisson et du riz, du riz et du poisson… Croient-ils que mes origines siamoises, peut-être aussi ma religion, me défendent de manger comme tout le monde ? Si je les écoutais…
Autres bêtes

jeudi 30 avril 2020

La novlangue, de la « première ligne » à la dernière


On l’aura vue et entendue, celle-là, et ce n’est pas près de s’arrêter : la « première ligne ». Métaphore militaire omniprésente dans les médias et le discours officiel.
Les soignants sont ravalés au rang de troupes de choc bien saignantes. Pourtant, ils n’affrontent ni des tanks ni des mitrailleuses. Et ne cherchent à tuer personne. Nous employons le pronom ils, alors que les soignants sont majoritairement des soignantes. Indigence de ces images belliqueuses tout droit sorties de cerveaux masculins confinés dès avant le confinement.
Une autre expression, toute électrique, fait florès dans le discours officiel : « être sous tension ». Les hôpitaux sont sous tension, etc. Une façon neutre d’éviter de rappeler pourquoi ils sont débordés et manquent de moyens.
Et combien de fois aurons-nous entendu que les masques et les tests, « c’est pour la semaine prochaine » ? la nouvelle version du médiéval : « à Pâques ou à la Trinité » !
Ces périodes de crise sont aussi mortifères pour le vocabulaire : avez-vous remarqué à quel point tout est devenu « compliqué » ? ce qui fait trépasser une bonne douzaine d’adjectifs ; combien tout « explose » ? ce qui dispense d’employer une flopée d’autres verbes, et combien le gouvernement « tranche » ? A force de trancher, que va-t-il lui rester ?
Enfin, l’on constate que l’administratif « décès » l’emporte largement sur la « mort ». Le décès, c’est le non-dit, c’est la mort atténuée. Le soleil et la mort ne se peuvent regarder en face, alors pour le décès…
Sur l’excellent « blog » des correcteurs du Monde
https://www.lemonde.fr/blog/correcteurs/

mercredi 29 avril 2020



Le pire défaut du régime actuel est de coûter fort cher. Il ne paie point de mine : il n’est pas fastueux. Il n’est brillant ni en femmes ni en chevaux. Mais, sous une humble apparence et des dehors négligés, il est dépensier. Il a trop de parents pauvres, trop d’amis à pourvoir. Il est gaspilleur. Le plus fâcheux est qu’il vit sur un pays fatigué, dont les forces baissent et qui ne s’enrichit plus. Et le régime a grand besoin d’argent. Il s’aperçoit qu’il est embarrassé. Et ses embarras sont plus grands qu’il ne croit. Ils augmenteront encore. Le mal n’est pas nouveau. C’est celui dont mourut l’ancien régime. Monsieur l’abbé, je vais vous dire une grande vérité : tant que l’État se contente des ressources que lui fournissent les pauvres, tant qu’il a assez des subsides que lui assurent, avec une régularité mécanique, ceux qui travaillent de leurs mains, il vit heureux, tranquille, honoré. Les économistes et les financiers se plaisent à reconnaître sa probité. Mais dès que ce malheureux État, pressé par le besoin, fait mine de demander de l’argent à ceux qui en ont, et de tirer des riches quelque faible contribution, on lui fait sentir qu’il commet un odieux attentat, viole tous les droits, manque de respect à la chose sacrée, détruit le commerce et l’industrie, et écrase les pauvres en touchant aux riches. On ne lui cache pas qu’il se déshonore. Et il tombe sous le mépris sincère des bons citoyens. Cependant la ruine vient lentement et sûrement. L’État touche à la rente. Il est perdu.

Anatole France, L’Orme du mail

mardi 28 avril 2020



Mercredi 7 décembre
Saint Ambroise
             C’est toujours la même histoire. On ouvre au hasard le livre, on retrouve la même fleur sèche entre deux pages noires. La mer sans cesse recommence son turbulent manège, pour des bateaux mouillant l’ancre dans des ports connus. Et chaque bout de semaine, un dimanche salissant vient à nouveau s’écraser lourdement contre la vitre. Mais toi, qu’inventerais-tu de singulier si tu tenais en main le monde ?...
             Pas une seconde ne roule plus vite que l’autre pour faire l’heure. Tout est égal. Tout n’est que continuelle répétition. Mais selon la manière d’orienter l’œil, alors se brise l’habitude et se renouvelle le quotidien. Ainsi toute chose devient inédite au regard patient et perspicace et chaque jour vaut d’être surpris. L’enchantement.
             La lassitude et l’ennui de vivre ne finissent par accabler que celui qui, ne connaissant pas encore complètement la rue Ballanche, meurt déjà d’envie de découvrir Rome.
Pierre Autin-Grenier, Les Radis bleus


lundi 27 avril 2020

Diogène


De nos longs travaux sur la civilisation grecque au temps d’Alexandre le Grand résulte ceci qu’on peut considérer à bon droit le vieux Diogène comme père de l’automobilisme, ou, pour parler plus juste, de l’autoneaumobilisme, ou encore du tonneautomobilisme.
Le tonneau qui servait de demeure à Diogène peut être admis comme la première roulotte connue, une roulotte sans chevaux, bien entendu 1.
Quant au mode de traction, ou, pour être tout à fait exact, de propulsion, c’est là que j’apporte ce qu’il y a de plus fraîchement débarqué en fait de documents.
Dans tous les traités d’histoire, mesdames et messieurs, il est question du cynisme de Diogène.
Ce mot cynisme, jusqu’à l’heure présente, fut interprété dans le plus faux des sens.
Un grand nombre de personnes et même de professeurs sont persuadés que Diogène était surnommé le Cynique parce que, n’ayant pas plus de pudeur qu’un chien, il se conduisait comme un cochon, si j’ose m’exprimer ainsi.
Biffez, bonnes gens, cette erreur, de vos tablettes.
Le mot cynisme, en ce qui regarde Diogène, doit être interprété dans un esprit purement sportif, comme, par exemple, hippisme, cyclisme, etc.
Le vieux philosophe grec pratiquait le cynisme comme le comte de Dion la voiture à vapeur, et Jacquelin le vélo, c’est-à-dire que, dans ses déplacements, il faisait rouler son tonneau par deux de ces molosses de Rhodes si réputés pour :
Leur vigueur à la fois et leur docilité.
Les bons toutous prenaient, si j’en crois mes documents, un vif plaisir à pousser de leurs pattes agiles la roulante demeure de leur très sage patron, cependant que le philosophe cheminait derrière eux avec, entre les dents, la pipe morale du mépris de l’humanité.
Ce patriarchal appareil ne rappelle évidemment que de très loin les moto-cars de chez Comiot, mais pour l’époque !...

Alphonse Allais, « Un point d’histoire rectifié », Pour cause de fin de bail

samedi 25 avril 2020



LE MAÎTRE
Et qu’est-ce qu’un homme heureux ou malheureux ?
JACQUES
Pour celui-ci, il est aisé. Un homme heureux est celui dont le bonheur est écrit là-haut ; et par conséquent celui dont le malheur est écrit là-haut, est un homme malheureux.
LE MAÎTRE
Et qui est-ce qui a écrit là-haut le bonheur et le malheur ?
JACQUES
Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit ? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir ; lui, n’aurait pas donné une obole, ni moi non plus ; car à quoi cela me servirait-il ? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m’aller casser le cou ?
LE MAÎTRE
Je crois que oui.
JACQUES
Moi, je crois que non ; car il faudrait qu’il y eût une ligne fausse sur le grand rouleau qui contient vérité, qui ne contient que vérité, et qui contient toute vérité. Il serait écrit sur le grand rouleau : « Jacques se cassera le cou tel jour », et Jacques ne se casserait pas le cou ? Concevez-vous que cela se puisse, quel que soit l’auteur du grand rouleau ?
LE MAÎTRE
Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus…

Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître

vendredi 24 avril 2020



Les pauvres et la peste

Une autre sorte d’esclavage qu’on exerce encore en temps de peste, sont les barraques dans lesquelles on renferme les pauvres, comme s’il étoit possible d’imaginer que l’art de purifier l’air, fut l’assemblage en des lieux resserrez de tout ce qui contribuë le plus à son infection ? car il est convenu que les pauvres répandus au large dans toute une Ville, peuvent par leur negligence, leur mauvaise nourriture & leur malpropreté en corrompre l’air, que n’aura-t’on point à craindre de toutes ces causes d’infection ramassées & concentrées dans un seul endroit ? Mais d’ailleurs les devoirs de la charité chrétienne peuvent-t’ils s’accorder avec l’impitoïable dureté d’ôter à des gens destituez de tout, le seul bien qui leur reste, c’est-à-dire la liberté ? On sçait déja, & c’est l’avis de tout le monde, que les pauvres font partie des habitants d’une Ville pestiferée sur laquelle la peste exerce le plus de furie : seroit-ce donc que l’on voulût lui en faire le sacrifice entier en les exposant à une infection plus certaine ? Il paroîtroit du moins qu’on voudroit s’en défaire, tant on se permet de choses à leur desavantage, & pour les éloigner ; car le parti est pris, il faut ou les enfermer ou les barraquer, sinon les obliger à quitter leurs maisons, leurs métiers & les Villes ; car ce n’est pas seulement sur les mendians ou gens sans feu ni lieu qu’on exerce cette inquisition, on l’étend aux artisans mêmes dont on ordonne de viuder les boutiques en obligeant les Maîtres de renvoïer la plûpart de leurs Compagnons… »

Traité de la peste, par un Medecin de la Faculté de Paris (Hecquet), à Paris, rue S. Jacques, chez Guillaume Cavelier fils, 1722, p. 245 à 247.



jeudi 23 avril 2020



Henri Calet a quitté son XIVe arrondissement et continue la visite des « beaux quartiers » :

J’en fais volontiers l’aveu : j’ai toujours été attiré par les quartiers riches. […]

Quel calme dans ces rues droites, quelle propreté. Cela me rappelait la Suisse ou quelque ville d’eaux, toute neuve. De hauts immeubles de construction récente, des hôtels particuliers, des châteaux au fond des parcs ombreux… De la verdure partout, des espaces vides, des façades bien entretenues… ce qui me fait penser que nous aurions grand besoin d’être ravalés, nous, et non seulement les dehors… Comment se fait-il que nous salissions à ce point nos demeures et tout ce que nous touchons ? Nous devons avoir les mains sales.
Les passants, peu nombreux, étaient tous bien habillés. Ils parlaient sans élever la voix, en une langue qui m’a paru être le français, légèrement différent du nôtre cependant, dépourvu du moindre accent. En tout cas, leurs pensées étaient d’une très bonne qualité – c’était visible. Mais pourquoi l’expression de leurs visages était-elle si sérieuse, et même un peu tendue ? C’est bizarre. Ils m’ont donné l’impression d’une classe opprimée.
Et même les deux cantonniers qui mettaient les pavés en équilibre, travaillaient en silence, correctement. Ainsi, rien ne détonnait à cette heure, à part moi : je suis une fausse note, partout.

Henri Calet, Les Grandes largeurs

mercredi 22 avril 2020



J’en fais volontiers l’aveu : j’ai toujours été attiré par les quartiers riches. […]

Je descends à l’Etoile.
Oui, j’aime les vastes et longues avenues qui partent de l’Arc de triomphe, ou qui y aboutissent ; j’aime leurs noms. Il souffle continûment par là une brise de gloire et d’éternité qui ne vient pas dans nos rues où l’on prend, petit à petit, l’habitude de regarder les hommes et les choses par le gros bout de la lorgnette. C’est ce qui nous fait le plus défaut : une certaine ampleur de vue, une certaine élévation de caractère et aussi un certain sens historique. On dirait que nous ne pouvons nous retenir de ramener les événements et leurs causes à notre taille et à notre entendement ; nous sommes de petites gens, en vérité.
S’il nous était permis de nous installer à demeure dans ces quartiers élégants, peut-être, dans cette climature, deviendrions-nous rapidement des personnes présentables. Je crois au tellurisme. Nous finirions par acquérir des pensées neuves et bourgeoises, correctes pour le moins, comme sur mesures, au lieu de ces idées de confection que nous portons.
Henri Calet, Les Grandes largeurs

mardi 21 avril 2020

Les Auvergnats


Ce qui fait l’intérêt de l’Auvergne, c’est qu’elle est remplie d’Auvergnats. S’il faut croire les dernières statistiques, elle en contient même plus que Paris. Les Auvergnats ont des cheveux noirs, des yeux de braise, des dents luisantes et des chandails superposés, les uns marron, les autres aubergine. En laine épaisse. Pour le 15 août, ils en enlèvent un. A la Toussaint ils en rajoutent deux. A la fin de leur vie ils sont devenus pure laine, on se sert du grand’père pour planter des épingles, et le médecin, quand il les ausculte, doit les éplucher comme un oignon.
Les enfants des Auvergnats sont petits, bruns, nourris de saucisson. Certains touristes m’ont affirmé qu’il n’y en a pas… quand le touriste passe, ils se cachent dans le buisson en serrant sur leur cœur leur livret de caisse d’épargne. On les attire avec du lard.
Alexandre Vialatte

lundi 20 avril 2020




             La vulgarité, justement, rien ne lui répugne d’avantage, c’est vraiment ce qu’elle peut le plus difficilement supporter… Heureusement qu’il n’est pas possible que ça s’applique jamais à elle… on ne peut pas dire que son sang, à elle, soit d’une bien jolie couleur, mais elle ne le regarde pas, et qui le regarde ? Quelle importance cela a si rien chez elle ne le révèle, si au contraire on voit chez elle ce qu’on verrait si le sang qui circule en elle avait une ravissante teinte bleue.
             C’est peut-être sous l’effet de ces ondes que s’est mis à répandre autour de lui celui qui a du « sang bleu » que son petit doigt se recourbe encore plus que d’ordinaire, se soulève encore plus haut, s’écarte d’avantage des autres doigts de sa main droite qui enserrent avec précaution l’anse de la tasse de thé, tandis que ses lèvres s’avancent pour absorber délicatement une petite gorgée… que se font mieux entendre les modulations de sa voix et ce qui joue avec une grâce charmante dans son léger accent, un très léger, délicieux accent anglais, dans les mots très « choisis » qu’elle prononce, enfin dans ce qui apparaît dans toute son allure, dans son aspect… elle ne le fait pas exprès, elle ne fait aucun effort… c’est cette sensibilité qu’elle a la chance de posséder, ce raffinement qui la font ressembler à s’y méprendre… qui la rendent tout aussi « distinguée » qu’elle le serait si son sang, à elle aussi, était de ce si joli bleu.
Nathalie Sarraute, Ici

dimanche 19 avril 2020

Les Incipit de Colette (4)


Pour donner envie de lire la suite...

La chatte grise et ravie que je fasse du théâtre. Théâtre ou music-hall, elle n’indique pas de préférence. L’important est que je disparaisse tous les soirs, la côtelette avalée, pour reparaître vers minuit et demi, et que nous nous attablions derechef devant la cuisse de poulet ou le jambon rose… Trois repas par jour au lieu de deux !
La Guérison
*
Il m’arrive souvent de rencontrer Claudine. Où ? vous n’en saurez rien. Aux heures troubles du crépuscule, sous l’accablante tristesse d’un midi blanc et pesant, par ces nuits sans lune, claires pourtant, où l’on devine la lueur d’une main nue, levée pour montrer une étoile, je rencontre Claudine…
Le Miroir
*
La dame qui allait chanter se dirigea vers le piano, et je me sentis tout à coup une âme féroce, une révolte concentrée et immobile de prisonnier. Pendant qu’elle fendait difficilement les jupes assises, sa robe collée aux genoux comme une onde bourbeuse, je lui souhaitais la syncope, la mort, ou même la rupture simultanée de ses quatre jarretelles. Il lui restait encore quelques mètres à franchir ; trente secondes, l’espace d’un cataclysme…
La Dame qui chante
*
Ce doux pays, plat et blond, serait-il moins simple que je l’ai cru d’abord ? J’y découvre des mœurs bizarres : on y pêche en voiture, on y chasse en bateau…
En Baie de Somme
*
Vendredi. – Marthe dit : « Mes enfants, on va pêcher demain à la Pointe !... Café au lait pour tout le monde à huit heures. L’auto plaquera ceux qui ne seront pas prêts ! » Et j’ai baissé la tête et j’ai dit : « Chouette ! » avec une joie soumise qui n’exclut pas l’ironie.
Partie de pêche

samedi 18 avril 2020



             Les tenants de ce qu’on a appelé le Nouveau Roman affirmaient que ces œuvres n’étaient pas de simples accidents mais le développement naturel d’un art autonome… Que le roman est un art comme les autres et que, comme les autres, pour vivre et se développer il doit constamment se transformer, découvrir un nouvel ordre de sensations et de nouvelles formes, abandonner des conventions devenues inutiles, gênantes, et créer de nouvelles conventions qui seraient abandonnées à leur tour.
             Ils affirmaient que, le roman étant un art comme les autres, la substance dont il est fait, le langage, en est l’élément essentiel.
             Curieusement, cette affirmation, fondée sur une évidence, a provoqué et provoque encore beaucoup d’indignation et de levées de boucliers.
             Et pourtant, ne suffit-il pas d’ouvrir n’importe quel roman, à n’importe quelle page, pour juger de sa qualité, sans avoir besoin de suivre le développement de l’intrigue ni de connaître les personnages ?
             N’est-il pas évident que, si intéressantes, si excitantes que soient les histoires qu’il raconte, si vivants que soient, ou paraissent être, ses personnages, quelque chose d’essentiel sépare le roman-œuvre d’art du roman tout court. Sépare, disons, pour prendre des exemples dans la littérature américaine, Le Bruit et la Fureur d’Autant en emporte le vent.
Nathalie Sarraute, Le Langage dans l’art du roman

vendredi 17 avril 2020


La Peste             



             En 1347, la Peste Noire, double, triple calamité, surprenait une Europe qui avait totalement oublié ce fléau depuis les violentes, mais fort lointaines épidémies des VIe, VIIe et VIIIe siècles. Elle apparaît alors comme un mal totalement nouveau. Guy de Chauliac, célèbre chirurgien du pape Clément VI, à Avignon, écrivait qu’il n’avait jamais existé pareille épidémie. Car celles qu’on avait connues jusque-là « n’occupèrent qu’une région, celle-ci tout le monde, celles-là étaient remédiables en quelqu’un, celle-ci en nul ». A la Peste Noire de 1347-1350 n’échapperont, en effet, et jusqu’à un certain point seulement, que quelques zones intérieures de l’Europe orientale et, en Occident, le Béarn, le Rouergue, la Lombardie, les Pays-Bas, c’est-à-dire des régions que protégèrent les unes leur isolement, à l’écart des grandes routes que suivit l’épidémie, les autres la prospérité exceptionnelle de populations mieux nourries, donc plus résistantes.
             Les ravages furent sans commune mesure avec ce qu’avaient provoqué les maladies ordinaires, cependant amplifiées depuis plusieurs décennies par les difficultés économiques. En France, la première poussée (1348-1349), qui traversa le pays en son entier, du sud au nord, fut désastreuse : selon les lieux, le quart, le tiers, la moitié, parfois 80 ou 90 % de la population disparurent. La terreur submergea la France, submergea l’Europe. La peste n’allait plus quitter l’Occident ; elle ne cessera d’y aller et d’y venir, de s’effacer ici pour réapparaître là, puis revenir sur ses pas. Un nouveau cycle de sa virulence s’ouvrait, avec à peu près les mêmes traits que celui qui s’était amorcé un millénaire plus tôt.
             Si l’on suit les relevés minutieux du docteur Biraben, il semblerait, au premier abord, que l’épidémie ait été quasi ininterrompue jusqu’en 1670, année qui marqua un arrêt complet (la cruelle épidémie marseillaise de 1720-1722, cinquante ans plus tard, ne touchera que le Sud de la France, réinfesté une fois de plus par voie maritime). En réalité, c’est par poussées intermittentes, coupées d’arrêts et de rémissions, que la maladie frappe, tous les cinq, huit ou dix ans, et en se déplaçant. Sauf en 1629-1636, elle ne met plus jamais en cause, dans le même temps, l’ensemble de notre territoire. Mais elle y tourne sans répit, comme une bête en cage. Cependant, ses méfaits s’atténuent avec le temps : au cours du XVIIe siècle, en moyenne, elle n’aurait augmenté les décès que de 5 à 6 %. Enfin, sans qu’on puisse expliquer pourquoi, elle disparaît complètement de l’Europe au XVIIIe siècle, comme elle l’avait fait six cents ans plus tôt, après avoir sévi des siècles durant. Soit une répétition surprenante d’un même processus. Voilà qui incite à ne pas grossir à l’excès le rôle, pourtant efficace à nos yeux, des mesures sévères d’isolement des villes ou des régions contaminées. L’histoire de la peste semble obéir à un cycle de longue durée.
Fernand Braudel, L’Identité de la France, Les Hommes et les choses