La Peste
En 1347,
la Peste Noire, double, triple calamité, surprenait une Europe qui avait
totalement oublié ce fléau depuis les violentes, mais fort lointaines épidémies
des VIe, VIIe et VIIIe siècles. Elle apparaît
alors comme un mal totalement nouveau. Guy de Chauliac, célèbre chirurgien du
pape Clément VI, à Avignon, écrivait qu’il n’avait jamais existé pareille
épidémie. Car celles qu’on avait connues jusque-là « n’occupèrent qu’une
région, celle-ci tout le monde, celles-là étaient remédiables en quelqu’un,
celle-ci en nul ». A la Peste Noire de 1347-1350 n’échapperont, en effet,
et jusqu’à un certain point seulement, que quelques zones intérieures de
l’Europe orientale et, en Occident, le Béarn, le Rouergue, la Lombardie, les
Pays-Bas, c’est-à-dire des régions que protégèrent les unes leur isolement, à
l’écart des grandes routes que suivit l’épidémie, les autres la prospérité
exceptionnelle de populations mieux nourries, donc plus résistantes.
Les ravages
furent sans commune mesure avec ce qu’avaient provoqué les maladies ordinaires,
cependant amplifiées depuis plusieurs décennies par les difficultés économiques.
En France, la première poussée (1348-1349), qui traversa le pays en son entier,
du sud au nord, fut désastreuse : selon les lieux, le quart, le tiers, la
moitié, parfois 80 ou 90 % de la population disparurent. La terreur
submergea la France, submergea l’Europe. La peste n’allait plus quitter
l’Occident ; elle ne cessera d’y aller et d’y venir, de s’effacer ici pour
réapparaître là, puis revenir sur ses pas. Un nouveau cycle de sa virulence
s’ouvrait, avec à peu près les mêmes traits que celui qui s’était amorcé un
millénaire plus tôt.
Si l’on
suit les relevés minutieux du docteur Biraben, il semblerait, au premier abord,
que l’épidémie ait été quasi ininterrompue jusqu’en 1670, année qui marqua un
arrêt complet (la cruelle épidémie marseillaise de 1720-1722, cinquante ans
plus tard, ne touchera que le Sud de la France, réinfesté une fois de plus par
voie maritime). En réalité, c’est par poussées intermittentes, coupées d’arrêts
et de rémissions, que la maladie frappe, tous les cinq, huit ou dix ans, et en
se déplaçant. Sauf en 1629-1636, elle ne met plus jamais en cause, dans le même
temps, l’ensemble de notre territoire. Mais elle y tourne sans répit, comme une
bête en cage. Cependant, ses méfaits s’atténuent avec le temps : au cours
du XVIIe siècle, en moyenne, elle n’aurait augmenté les décès que de
5 à 6 %. Enfin, sans qu’on puisse expliquer pourquoi, elle disparaît
complètement de l’Europe au XVIIIe siècle, comme elle l’avait fait
six cents ans plus tôt, après avoir sévi des siècles durant. Soit une
répétition surprenante d’un même processus. Voilà qui incite à ne pas grossir à
l’excès le rôle, pourtant efficace à nos yeux, des mesures sévères d’isolement
des villes ou des régions contaminées. L’histoire de la peste semble obéir à un
cycle de longue durée.
Fernand Braudel, L’Identité
de la France, Les Hommes et les choses